Paris la Concorde : la fontaine des fleuves
Photographie de nuit Paris la Concorde : la fontaine des fleuves, illustrée par une poésie de Albert Samain intitulée « Extrême-Orient » :
Extrême-Orient
I
Le fleuve au vent du soir fait chanter ses roseaux.
Seul je m’en suis allé. – J’ai dénoué l’amarre,
Puis je me suis couché dans ma jonque bizarre,
Sans bruit, de peur de faire envoler les oiseaux.
Et nous sommes partis, tous deux, au fil de l’eau,
Sans savoir où, très lentement. – O charme rare,
Que donne un inconnu fluide où l’on s’égare !…
Par instants, j’arrêtais quelque frêle rameau.
Et je restais, bercé sur un flot d’indolence,
A respirer ton âme, ô beau soir de silence…
Car j’ai l’amour subtil du crépuscule fin ;
L’eau musicale et triste est la soeur de mon rêve
Ma tasse est diaphane, et je porte, sans fin,
Un coeur mélancolique où la lune se lève.
II
La vie est une fleur que je respire à peine,
Car tout parfum terrestre est douloureux au fond.
J’ignore l’heure vaine, et les hommes qui vont,
Et dans 1′Ile d’Émail ma fantaisie est reine.
Mes bonheurs délicats sont faits de porcelaine,
Je n’y touche jamais qu’avec un soin profond ;
Et l’azur fin, qu’exhale en fumant mon thé blond,
En sa fuite odorante emporte au loin ma peine.
J’habite un kiosque rose au fond du merveilleux.
J’y passe tout le jour à voir de ma fenêtre
Les fleuves d’or parmi les paysages bleus ;
Et, poète royal en robe vermillon,
Autour de l’éventail fleuri qui l’a fait naître,
Je regarde voler mon rêve, papillon.
Albert Samain, Au jardin de l’infante
A propos d’Albert Samain :
Fils de commerçants lillois – son père et sa mère tiennent un commerce de vins et spiritueux – Albert Samain naît en face de l’église Saint-Maurice, au 75 de la rue de Paris. Son père décède alors qu’il n’a que 14 ans et il doit interrompre ses études pour gagner sa vie. Il est d’abord coursier chez un agent de change, puis employé dans une maison de courtage en sucre. Vers 1880, il est envoyé à Paris, où il décide de rester. Après plusieurs emplois, il devient expéditionnaire à la préfecture de la Seine en 1883 et est bientôt rejoint par sa famille. Depuis longtemps attiré par la poésie, il fréquente les cercles à la mode, tels que les Hirsutes et les Hydropathes, et commence à réciter ses poèmes aux soirées du Chat noir. Il participe à un cercle littéraire qui réunit quelques amis, dont Antony Mars, Alfred Valette et Victor Forbin, dans une arrière boutique de la rue Monsieur-le-Prince. En 1889, il participe à la création du Mercure de France, avec Alfred Vallette, Ernest Raynaud, Jules Renard, Édouard Dubus et Louis Dumur. Au début des années 1890, fortement influencé par Baudelaire, il évolue vers une poésie plus élégiaque. En 1893, la publication du recueil Au jardin de l’Infante lui vaut un succès immédiat après que François Coppée lui a consacré un article très élogieux dans Le Journal. La perfection de la forme, alliée à une veine mélancolique et recueillie, caractérise un art d’une sensibilité extrême. Il collabore notamment au Mercure de France et à la Revue des deux Mondes.
Après la mort de sa mère en 1899, Albert Samain est accueilli par son ami Raymond Bonheur à Magny-les-Hameaux, dans la vallée de Chevreuse. Miné par la phtisie (tuberculose pulmonaire), c’est là qu’il meurt quelques mois plus tard, à 42 ans. Mais il a eu le temps d’y écrire Polyphème, un drame lyrique pour lequel Raymond Bonheur compose des chœurs, souvent considéré comme son chef d’œuvre, qui ne sera mis en scène que quatre ans après sa mort. Rapatrié à Lille, il est enterré le 21 août 1900 au cimetière du l’Est, emplacement O4/FO5-3. Du point de vue des formes poétiques, un des apports majeurs de Samain est l’invention d’un genre de sonnet à quinze vers. Après sa mort, ses poésies sont réimprimées un nombre considérable de fois, jusque dans les années 1930. De nombreux musiciens composent des mélodies sur ses textes, parmi lesquelles plusieurs chefs-d’œuvre, comme Arpège de Gabriel Fauré ou La maison du matin d’Adrien Rougier. Son œuvre a également inspiré le sculpteur Émile Joseph Nestor Carlier (1849-1927) qui réalise à partir de celle-ci La Danseuse au voile et Pannyre aux talons d’or, en 1914.
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